Travail de fin de cycle de philosophie

Publié le par Ntawigenera

 INTRODUCTION GENERALE 
                                            « L’homme est un animal social ». Voilà l’une des définitions qu’on donne à la personne humaine, que Gabriel Marcel a taxée de banalité évidente. Cet animal ne peut, ni accéder au langage, ni devenir un être digne de ce nom d’homme, ni même vivre s’il est seul, selon Gabriel Marcel. Comment cet être social, condamné même à vivre dans la société, se comporte-t-il à l’égard de son prochain ? Nous avons intérêt à réfléchir sur l’intersubjectivité dans cette vie sociale de l’homme. Chacun est fils de son temps et de son milieu, dit-on. La tragédie du génocide qu’a connue notre pays, le Rwanda, la situation que traverse notre région des Grands Lacs, les guerres qui font rage dans plusieurs coins du monde, tout cela nous a poussé à réfléchir beaucoup ; en outre la société moderne, industrielle, a tendance à se faire une représentation objectivante de l’homme en l’assimilant à une somme de fonctions vitales, sociales, etc.
Comment peut-on surmonter la tentation de trop valoriser l’ « AVOIR » aux dépens de l’« ETRE » ?  Quelle est la vraie essence de l’individu dans la communauté des hommes ? Notre petite part dans ce travail consistera dans l’idéalisation d’une société dans laquelle chacun de ses membres considère l’autre comme lui étant utile ; une société dans laquelle l’individu, quelle que soit la place que la société lui assigne, en vaut un autre, et a autant de droits et de devoirs. Nous voulons soutenir la thèse que « je » n’existe qu’en présence d’  « autrui » qui existe et vice-versa. Nous essayerons de montrer que, malgré nos différences, il faut nous considérer les uns les autres comme des « coprésents ».
Nous nous garderons de prôner une société sans conflits, car ce serait peut-être préconiser un paradis terrestre ; nous essayerons plutôt de proposer un remède, bien qu’il ne soit pas très efficace ou proposé par beaucoup d’autres avant nous. Notre travail n’apporte pas de nouveauté, c’est tout simplement une réflexion sur la situation que nous avons vécue et/ ou que nous vivons, en nous appuyant sur la pensée des autres qui y ont réfléchi avant nous. En particulier nous nous baserons sur Gabriel Marcel, plus particulièrement dans son œuvre Etre et Avoir que nous tenterons de comprendre en l’analysant, et appliquer par après ses idées à notre (ou nos) société(s).
Nous ne serons pas étonnés si l’on taxe certaines parties de ce petit travail d’homélie ou d’enseignement moral. Car nous ne pouvions pas ne pas être influencés par notre auteur de base qui, comme il le disait lui-même, essayait d’être chrétien : « on ne s’affiche pas chrétien, on essaye de l’être »[1]. Notre statut de séminariste-chrétien aura évidement une grande influence sur ce travail. Nous reconnaissons aussi notre faiblesse dans l’argumentation qui ne sera peut-être pas assez solide. Néanmoins nous tâcherons d’être fidèle à la méthode analytico-compréhensive, que nous nous sommes proposé.
Ce travail sera constitué de trois chapitres qui suivront cette introduction générale. Nous essayerons dans le premier chapitre de dénoncer cette attitude généralisée qui donne beaucoup d’importance à l’« avoir » aux dépens de l’« être ». Dans le deuxième chapitre nous allons développer un peu la conception de l’intersubjectivité selon Gabriel Marcel. Le troisième chapitre sera une réflexion, basée sur la pensée de Gabriel Marcel, sur la situation actuelle, des guerres et des conflits civils et armés, du monde et en particulier de notre région des Grands Lacs. Ces trois chapitres seront couronnés d’une conclusion générale.
 
 
 
 
 
 
Chap. premier : DE L’AVOIR A L’ÊTRE
                                    Etre et Avoir, deux concepts qui ont beaucoup intéressé Gabriel Marcel dans son livre qu’il intitula ainsi. Dans ce livre il fait la part des choses entre ces deux termes, concevant l’être comme un mystère, tandis que chez lui l’avoir est conçu comme un problème. Pour lui le problème c’est le  « devant-moi », alors que le mystère c’est « l’en-moi ». Nous remarquons bien que dans ce livre G. Marcel oppose deux attitudes philosophiques : sous le modèle de l’avoir s’exprime la position objectivante,  orientée vers l’appropriation, à l’égard du monde, des autres hommes et de moi-même. Mais par-là l’homme ne rend pas justice à sa destination ontologique. L’homme n’existe pas, en effet, originellement, dans la limitation, mais dans la participation à autrui et à l’être divin. La participation à l’être divin se réalise dans l’amour, qui s’ouvre à l’autre sans réserve et qui, au-delà, renvoie à Dieu comme « Tu » absolu. Voilà en peu de mots la pensée de G. Marcel sur l’être et l’avoir. Il faut préciser d’avance que, comme notre auteur de base, nous serons préoccupés surtout par l’être humain.
 Dans ce chapitre  notre travail consistera à analyser et à comprendre les points suivants : « le mystère de l’être », « corrélation entre Être et Avoir »,  « mon corps »,  et « être et existence ». Nous signalons  que ce ne sont pas des parties qui se suivent logiquement chez l’auteur, mais les points essentiels de la pensée de l’auteur qui nous ont intéressés et qui, cependant, ont des liens entre eux.
                                                  I.1. LE MYSTERE DE L’ETRE
             Comme nous l’avons signalé ci-haut, Marcel distingue l’être de l’avoir, et mystère de problème. Il  remarque que tout homme a tendance à s’identifier à ce qu’il a, mais y céder serait ignorer ce qu’il est. Toutefois, bon nombre d’attitudes humaines appartiennent à la catégorie de l’avoir, qui n’a de sens que dans l’ordre des corps, là où celui qui possède est distinct de ce qu’il a. A titre d’exemple, le désir vise à la possession ; il implique l’angoisse de perdre ce qu’on a, et le désespoir de ne pas tout avoir. Le pire est qu’on arrive à appliquer souvent les catégories de l’avoir à certains éléments de sa propre personne.
Le point de vue de l’avoir réduit l’homme au niveau des choses ; or l’homme est un être. Il nous est important d’essayer de préciser ce qu’est l’être, selon G. Marcel : comme il est dit dans l’introduction de ce chapitre, selon lui, l’être n’est pas un problème, mais il est un mystère. Q’est-ce qu’un mystère alors ? Nous devons préciser d’abord que le mystérieux ne doit pas être assimilé à l’inconnaissable. « L’inconnaissable n’est en effet qu’une limite de la problématique qui ne peut être actualisée sans contradiction »[2]. La reconnaissance du mystère est au contraire un acte essentiellement positif de l’esprit, l’acte positif par excellence et en fonction duquel il se peut que toute positivité se définisse vigoureusement. Notons aussi cette définition marcellienne du mystère qui est en passe de devenir classique : « un mystère est un problème qui empiète sur ses propres données, qui les envahit et se dépasse par-là même comme simple problème »[3]. Entre un mystère et un problème, la différence essentielle  est qu’un problème est quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi, mais que je peux par-là même cerner et réduire, alors qu’un mystère est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé, et qui n’est par conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de l’en moi et du devant moi perd sa signification initiale. Ce qui caractérise essentiellement le problème, c’est qu’il est objectif, il se tient tout entier devant moi, barrant la route à ma pensée comme un rocher barre un chemin. De là suit qu’il est justiciable d’une certaine technique, les notions de problème et de technique étant corrélatives. Suit aussi qu’il est impersonnel, en ce sens qu’il peut être résolu par n’importe qui, à la seule condition d’employer la bonne méthode. Ce qui caractérise le mystère est donc tout simplement le fait que je m’y trouve engagé, impliqué moi-même. Un mystère ne peut être ni représenté ni résolu, parce que ce serait l’objectiver. L’attitude normale de l’esprit à l’égard d’un mystère est celle-ci : d’abord le reconnaître, admettre qu’il existe, ensuite s’en approcher, non par voie logique, mais par certaines démarches ou expériences concrètes ; enfin y réfléchir, non pas abstraitement, mais par un effort de « recueillement ». 
 Nous pouvons conclure ce sous-chapitre par cette pensée de Joseph de Finance, dans Connaissance de l’être, où il affirme que l’être ne peut être  identifié ni avec  l’objectivité, ni avec la subjectivité car on doit rencontrer l’être au-delà de l’opposition de l’objet comme tel et du sujet comme tel ; puisque, comme il le dit, « si l’être coïncide avec le Je, le sum ne dépassera jamais le cogito, le je suis ne sera jamais qu’un je suis pour moi »1. Toutefois ce mystère est en corrélation étroite avec un problème : « avoir ».
                                    I.2.CORRELATION ENTRE ETRE ET AVOIR
Dans Être et Avoir, G. Marcel a beaucoup insisté sur ce qu’on peut appeler la négation de l’avoir ; il n’a pas assez marqué que l’avoir est en effet une condition indispensable du progrès vers l’être, que l’être ne s’établit que par la transmutation de l’avoir. Toutefois, « absolument parlant, ne rien avoir c’est n’être rien »2 . Mais si l’avoir est une situation fondamentale, cette situation risque de se perdre un jour.
           « L’avoir rend la création possible, mais risque aussi de l’empêcher en tant qu’il dégénère en pure jouissance de soi »3. L’erreur que G. Marcel a commise dans Être et Avoir, et qu’il reconnaît, serait d’avoir identifié l’avoir et le clos ; ce qui serait inadmissible. Car si nous pouvons évoquer le problème de la générosité, nous dirons clairement que le généreux a d’autant plus qu’il donne davantage. Mais ceci ne prend son sens que si l’on reconnaît la transmutation de l’avoir dont nous avons parlé ci-haut. G. Marcel a combattu la tendance à s’identifier avec ce qu’on a, car il y a « une tentation de penser que n’avoir plus rien c’est n’être plus rien », comme nous avons déjà cité cette expression de Marcel, ce qui fait que la catégorie ontologique tend à s’anéantir. « Mais faut-il marquer que cette négation de l’avoir, ou plus exactement de la corrélation entre l’avoir et l’être n’est pas séparable d’une affirmation à laquelle elle se suspend »[4]. C’est cette affirmation que nous avons essayé  d’éclairer ci-haut comme nous la trouvons explicitée par l’auteur dans la lettre que l’on trouve en appendice II[5]. Il dit par ailleurs dans Etre et Avoir que pour avoir effectivement, il faut être à quelque degré, c’est-à-dire ici être immédiatement pour soi, se sentir comme affecté, comme modifié. C’est en cela que consiste la dépendance réciproque de l’être et de l’avoir. Nous exposons ce que nous avons, nous révélons ce que nous sommes. Malheureusement nos possessions nous dévorent. Le soi s’incorpore à la chose possédée ; bien plus, peut-être le soi n’est-il que là où il y a possession. Dans l’esquisse d’une phénoménologie de l’avoir, G.Marcel nous dit que ce qu’on a présente une certaine extériorité par rapport à soi. Ce qu’on a, ce sont des choses qui possèdent une existence jusqu’à un certain point indépendante de moi. « Ce que j’ai s’ajoute à moi ».
                Notons qu’il y a chez G.Marcel une différence entre l’avoir-possession et l’avoir-implication ; Dans l’avoir-possession, il semble bien qu’il y ait un certain contenu ; Un certain « quid » rapporté à un certain « qui »traité comme centre d’inhérence ou d’appréhension. Quant à l’avoir-implication, il est manifeste que lorsque je dis que tel corps a telle propriété, celle-ci m’apparaît comme intérieure ou comme enracinée à l’intérieur du corps qu’elle caractérise. Avoir signifie garder pour soi, dissimuler. L’avoir ne se situe nullement dans un registre de pure intériorité, ce qui n’aurait aucun sens, mais dans un registre où l’extériorité et l’intériorité ne se laissent plus réellement séparer.
            Dans ce sous-chapitre, nous avons montré en nous appuyant sur les idées de G. Marcel, que, malgré la primauté de l’être sur l’avoir, ce dernier est aussi important pour que cet être puisse se réaliser. D’où nous avons évoqué l’idée de la corrélation entre être et avoir en essayant d’expliquer ce que c’est avoir par rapport à l’être et son influence sur l’être. Néanmoins, cette corrélation ne doit pas être à la base ou cause de l’anéantissement de l‘être, en pensant que n’avoir rien c’est n’être plus rien. Car, comme l’a souligné  J. de Finance,  « il faut maintenir à la personne humaine sa dimension ontologique, son caractère premier d’être en soi » 1. Mais qu’en est-il de mon corps sans lequel peut-être je ne saurai pas me réaliser ?
                                    I. 3. MON CORPS 
 « Lorsque j’affirme qu’une chose existe, c’est toujours que je considère cette chose comme raccordée à mon corps, comme susceptible d’être mise en contact avec lui…[6] »[7]. Pour G. Marcel également, le corps est le repère de l’avoir ; mais ce que je possède fait en quelque sorte partie de moi, tout en n’en faisant pas vraiment partie, puisque je peux le perdre sans pour autant cesser d’exister. Selon G. Marcel  le corps est impensable ; pourtant pour le connaître et connaître quoi que ce soit, le corps est nécessaire. Mais s’il est un a priori, il devient par-là même inconnaissable.
La  corporéité est comme une zone frontière entre l’être et l’avoir. Tout avoir se définit en quelque sorte en fonction de mon corps. Avoir à sa disposition doit impliquer toujours l’interposition du corps, de l’organisme. Mon corps est quelque chose dont je ne peux disposer au sens absolu du terme qu’en le mettant dans un état tel que je n’aurai plus aucune possibilité de disposer de lui. Partant de l’idée de Marcel citée ci-haut, nous pouvons affirmer que c’est mon corps qui m’aide à reconnaître l’existence des autres êtres ; c’est mon corps qui m’aide à pouvoir me mettre en relation avec les autres. Remarquons qu’entre moi et mon corps il y a une liaison qui donne la couleur à tout jugement existentiel. Ici je peux me demander si je suis mon corps. La réponse sera que je ne peux ni affirmer que je suis mon corps, ni qu’il est moi, ni qu’il n’est pas moi, ni même qu’il est pour moi. Dire que je suis mon corps ce serait me réduire à un corps seulement, alors que je ne suis pas fait seulement de lui. Dire qu’il n’est pas moi, ce serait nier sa part dans mon existence, car sans lui je n’existerais pas. Dire aussi qu’il est pour moi, ce serait le rendre objet que je peux traiter comme je veux. G. Marcel dira que, quand mon corps est immobilisé, il devient un cadavre, et mon cadavre est par essence même ce que je ne suis pas, ce que je ne peux pas être. Alors si je dis que j’ai un corps, il est clair que je tends immédiatement à immobiliser en quelque manière ce corps et à le dévitaliser. Le père L. Leahy dit : « avoir un corps ou être corporel, c’est d’abord prendre de la place. Mais si un corps occupe une place et s’avère impénétrable, s’il résiste aux pressions extérieures, c’est qu’il n’existe qu’en se déployant, de l’intérieur, en parties qui sont elles-mêmes les unes aux autres »[8]. Marcel, quant à lui, dit : « dire qu’une chose existe, ce n’est pas seulement dire qu’elle appartient au système du corps ; c’est dire plutôt qu’elle est en quelque façon unie à moi comme mon corps »[9]. A en croire G. Marcel, tout ce qui existe est uni à mon corps, et de là nous pouvons déduire que faire souffrir l’autre c’est se faire souffrir en quelque sorte, car l’autre, existant, est uni à moi comme mon corps. « Si j’affirme que je suis mon corps, je ne peux pas me traiter comme un terme  distinct de mon corps qui serait avec lui dans un rapport déterminable »[10] . « Je ne peux pas en effet sans contradiction penser mon corps comme non- existant, puisque c’est par rapport à lui que tout existant se définit et se situe[11] ». Jamais je ne suis pur esprit. Je suis incarné. Mais le rapport qui existe entre moi et mon corps n’est pas un rapport de possession, car mon corps n’est pas un objet distinct de moi. Etre incarné c’est être au monde, de sorte que la même présence qui m’unit à mon corps m’unit à l’univers entier. Mon corps n’est que « le nexus de ma présence au monde rendu manifeste »[12], de sorte que l’union entre l’âme et les autres choses existantes n’est pas différente de l’union de l’âme et du corps. Selon J. de FINANCE, «  par le corps la personne est ouverte aux influences du dehors et par-là maintenue dans la conscience de ses limites et de sa dépendance ; par-là aussi et par-là seulement elle est capable de communiquer avec les autres et d’agir sur l’univers »[13].
P. RICOEUR fait observer que «  si les personnes sont aussi des corps, c’est dans la mesure où chacune est pour soi son propre corps »[14]. Cependant mon corps peut avoir des accidents qui peuvent faire que ma communication avec les autres ne soit pas tout à fait parfaite. Il faut entendre ici le terme « accident » dans le sens aristotélicien. Remarquez que la plupart des conflits inter-ethniques sont fondés sur ces accidents : « je suis court de taille, l’autre est élancé, il n’a pas droit à la vie ; j’ai un nez aquilin, l’autre a un nez aplati, il doit mourir. Etc. ». Mais il fallait remarquer que, si nous sommes d’accord avec Aristote, être de petite ou de haute taille, avoir un nez aquilin ou aplati, avoir une peau claire ou sombre, blanche ou noire, etc. sont des accidents du corps qui n’ont rien à voir avec la substance de l’être humain, même s’ils font partie de sa constitution. Il faut ici préciser que, par opposition à la substance, l’accident est conçu comme ce qui ne peut être que dans celle-ci, non pas comme une partie dans le tout, mais comme un sujet d’inhésion. Le plus souvent Aristote entend l’accident au sens logique, prédicable : « ce qui n’entre pas dans la définition de la chose, ce qui peut lui appartenir ou ne pas lui appartenir ».  La substance, en tant qu’elle dit simplement « être en soi », a besoin d’être complétée pour s’ouvrir au dehors, atteindre l’autre »[15].
            Bref, l’être que nous sommes a besoin du corps, comme nous l’avons vu dans le point précédent : l’être a besoin de l’avoir et vice-versa. Mais, selon G. Marcel, je ne peux  pas dire je suis mon corps, car ce serait me réduire à mon corps seulement, et je ne peux pas dire que mon corps n’est pas moi car ce serait nier sa part dans mon existence. Il y a donc interdépendance entre moi et mon corps.
 
                                    I.4.ETRE ET EXISTENCE.
             G. Marcel conçoit l’existence comme l’Etre-là. Ne pas Être-là c’est ne plus être nulle part. Il se rend compte que les êtres humains sont dans une situation entre l’Être-là et ne pas Être-là. L’essence est plus concrète que l’existence, parce qu’elle se réalise dans l’histoire de chaque personne. Selon lui, chaque existant tire la connaissance de soi de sa participation à l’essence de l’autre. En comparant l’être et l’existence, il conçoit l’existence comme une façon d’être : « Il me paraît bien évident qu’exister est une certaine façon d’être ; il faudrait voir si c’est la seule »[16]. On remarque bien ici que quelque chose peut, peut-être, être sans exister. L’exemple typique  est celui du passé qui n’existe plus mais dont on ne peut pas dire purement et simplement qu’il n’est pas. Mais ici l’inverse est inconcevable ; quelque chose ne peut pas exister sans être. Je ne peux dire, en aucune façon, que tel objet ou tel être qui participe à la qualité d’exister cesse d’y participer lorsqu’il cesse d’exister. Parce que l’existence est la limite ou l’axe de référence de la pensée elle-même, on peut dire qu’au sens strict du terme, il n’y a pas d’idée de l’existence. «  Au fond j’admets que la pensée est ordonnée à l’être comme l’œil à la lumière »[17]. Même si cette façon de s’exprimer en   formule thomiste est, selon G. Marcel, dangereuse,  parce qu’elle oblige à se demander si la pensée elle-même est, lui insiste sur le fait que, si je pense, l’être est, car ma pensée exige l’être ; elle ne l’enveloppe pas analytiquement, mais se réfère à lui.
            G. Marcel nie la priorité de l’essence par rapport à l’existence ; selon lui, le passage à l’existence est quelque chose de radicalement impensable, qui n’a même aucun sens. L’être ne peut, quant à lui, entrer dans la catégorie des simples possibles.
Selon Heidegger, un philosophe aussi existentialiste, l’existence a pour synonyme le souci de la transcendance, la liberté et la temporalité. Pour lui seul l’homme existe : « L’étant qui est sur le mode d’existence est l’homme. L’homme seul existe. Le rocher est, mais n’existe pas. L’arbre est, mais n’existe pas. Le cheval est, mais n’existe pas. L’Ange est, mais n’existe pas. Dieu est, mais n’existe pas »[18]. Cette proposition : « l’homme seul existe », ne signifie nullement que seul l’homme soit un étant réel et que tout le reste de l’étant soit irréel, et seulement une apparence ou la représentation de l’homme. Elle signifie plutôt que l’homme est cet étant dont l’être est désigné dans l’Etre, à partir de l’Etre, par l’instance maintenue ouverte dans le décèlement de l’Etre. Selon G.Marcel, l’être n’a pas besoin de preuve ou de démonstration ; il s’éprouve immédiatement, et tout ce qu’on peut en dire et en penser dérive de cette expérience primitive.
            En résumé, G. Marcel conçoit l’existence, comme nous l’avons dit en commençant ce sous-chapitre, comme l’Être-là. Exister c’est, selon lui, une façon d’être, qui n’est, peut-être, pas la seule.
                                    CONCLUSION PARTIELLE
            Dans ce premier chapitre nous avons essayé de traiter, sans toutefois diverger d’ avec notre auteur de base, les points qui nous aident à comprendre quelle importance nous devons accorder à l’être et l’avoir et au rapport de l’un à l’autre. Nous avons montré que, selon G. Marcel, l’être prime sur l’avoir, toutefois ils sont corrélatifs l’un et l’autre. Nous avons essayé de distinguer le mystère du problème, dans le souci de différencier l’être de l’avoir, car  Marcel situe l’être dans l’ordre du mystère et l’avoir dans l’ordre du problème. Nous avons aussi parlé de « mon corps » comme l’avoir nécessaire pour notre être, voire même indispensable. Nous disions que je ne peux ni affirmer que je suis mon corps ni qu’il est moi, ni même qu’il n’est pas moi ou qu’il est pour moi. Car je ne suis pas pur esprit, je suis incarné. L’existence est, selon lui une manière d’être. Dans sa manière d’être, la personne humaine, étant un être social,  se confronte aux autres personnes ; elle doit, étant dans la société, mener une vie d’ensemble, « vivre avec ».Voilà l’orientation que va prendre notre réflexion dans le deuxième chapitre qui  traitera de l’intersubjectivité pure.
 
                        Cap. deuxième : INTERSUBJECTIVITE PURE
                         Le lien avec autrui est indispensable à chaque stade de notre devenir. Au plan de l’existence, tout homme, avant d’en prendre conscience, est constitué par ses relations avec d’autres humains, à commencer par ses parents. G. Marcel a été beaucoup intéressé par les relations interpersonnelles. Il dit que notre existence doit tenir compte de l’existence de l’autre :  considérer l’autre comme absent c’est se considérer soi-même comme absent. Et selon lui, l’être est intersubjectivité, le nous. Le Je et le Tu n’en sont que des participations, ils n’existent que réciproquement, comme termes de cette relation existentielle. Etant dans son sillage en essayant de comprendre sa pensée, nous nous arrêterons à certains points qui ont beaucoup intéressé notre auteur. Ainsi nous essayerons de comprendre quelle est la conception de Gabriel Marcel de «  moi et autrui », « je et tu », « passage du lui au tu  », « la fidélité » et enfin « l’amour ».
 
                                    II.1. MOI ET AUTRUI
             Dans la conférence qu’il tint à l’Institut Supérieur Pédagogique à Lyon le 13 décembre 1941, Marcel souligne que le « moi » ici présent implique bien une référence à autrui. Toutefois, l’autre ne doit pas être considéré comme résonateur ou amplificateur ; il ne faut pas le considérer comme une sorte d’appareil à manipuler ou dont on peut disposer. Si je me préoccupe de l’effet à produire sur l’autre, tous mes actes, toutes mes paroles, toutes mes attitudes perdent leur authenticité. C’est dans les conditions essentiellement sociales que je prends conscience de « moi » comme moi-même. « L’acte qui pose le moi ou plus exactement, l’acte par lequel le moi se pose implique toujours une référence à autrui »[19]. Je ne me pense moi-même comme « moi » qu’en me distinguant des autres, en me concevant comme « autre » qu’eux. Il n’y a « moi » que par rapport à « autrui » et, dans cette mesure, je reconnais implicitement que je ne suis ni autosuffisant, ni centre absolu. Dans la conception  marcellienne, l’homme n’existe pas, en effet, originellement de la limitation, mais dans la participation à autrui et à l’être divin. J. de Finance dira : « l’être que j’affirme nécessairement et sans lequel je ne pourrais m’affirmer moi-même, c’est l’autre (…). La personne apparaît comme essentiellement orientée et ouverte vers l’autre ; le « Je » n’est possible et n’a de sens que par rapport à un « Tu »[20].
            Et P. Ricoeur citant le second impératif kantien dit : « traiter l’humanité dans sa propre personne et dans celle d’autrui comme une fin en soi et non pas seulement comme un moyen, humanité désigne la dignité en tant que quoi les personnes sont respectables, en dépit de leur pluralité »[21]. Il continue dans la même œuvre en disant que « traiter autrui seulement comme un moyen, c’est déjà commencer de lui faire violence »[22].   « Pour être ami de soi », expression de Ricoeur, il faut déjà être entré dans une dialectique d’amitié avec autrui, comme si l’amitié pour soi-même était une auto-affection rigoureusement corrélative de l’affection par et pour l’ami autre. « Le moi n’est pas unique comme la Tour Eiffel ou la Joconde »[23], dit E. Levinas. Il faut chercher toujours à atteindre l’autre. Et comme l’affirme encore E. Levinas, « j’accède à l’altérité d’autrui à partir de la société que j’entretiens avec lui »[24]. Pour former une société avec lui je dois l’atteindre, avoir avec lui une relation, laquelle se coule dans la relation du langage dont l’essentiel est l’interpellation, le vocatif.
            D’ailleurs si nous pouvons parler de la fidélité, ou de la promesse, il faut remarquer que si l’autre ne comptait pas sur moi, je ne serais pas capable de tenir ma parole, de me maintenir. « Les autres ne sont pas que l’idée que j’ai d’eux ; dans le cas contraire il me devient logiquement impossible de les rejoindre en brisant le cercle que j’ai d’abord tracé au tour de  ‘moi ‘ »[25]. Il faut plutôt remarquer que l’acte constitutif du moi, pour autant que nous puissions l’atteindre, est celui par lequel je me « produis » devant autrui pour qu’il me loue ou me blâme, pour qu’il prenne garde à moi. Le « moi » a un besoin éperdu de confirmation par le dehors, par l’autre ; c’est de l’autre et de lui seul que le « moi » le plus centré sur lui-même attend son investiture. Il y a toujours un besoin d’« autrui » qui n’est pas séparable de l’égoïsme. Même si je suis toutes choses pour moi-même, je ne peux rester seul et exiger d’être entouré. Il faut d’ailleurs constater que, selon Marcel, ce qu’il y a de bon en « moi » ne m’appartient pas ; je n’en suis que le dépositaire. Il n’y a rien en moi qui ne puisse ou ne doive être regardé comme don. Je n’ai pas donc à m’enorgueillir et à parader devant autrui ou devant moi-même.
            Même si ce n’est pas facile, je dois enlever l’illusion à laquelle je cède chaque fois que je me regarde comme investi de privilèges indiscutables qui font de « moi » le centre de mon univers et que du même coup je considère les « autres » soit comme des obstacles à réduire ou à tourner, soit comme des échos amplificateurs appelés à favoriser ma naturelle complaisance en moi-même. M. Buber nous met en garde contre cette sorte de chosification de l’autre qui est, selon lui, l’opération par laquelle je réduis l’autre à l’ensemble de ses déterminations objectives, ce qu’il faut  surmonter dans un mouvement vers l’autre. Il faut, selon lui, « aller vers la réciprocité authentique et la présence vraie de l’autre »[26]. Et  Marcel de dire que « l’autre en tant qu’autre n’existe pour moi qu’en tant que je suis ouvert à lui ; et je ne suis ouvert à lui que pour autant que je cesse de former avec moi-même une sorte de cercle à l’intérieur duquel je logerais l’autre en quelque sorte ou plutôt son idée »[27]. Car par rapport à ce cercle l’autre devient, comme nous l’avons souligné ci-haut, l’idée de l’autre, et l’idée de l’autre ce n’est plus l’autre en tant qu’autre ; c’est plutôt l’autre en tant que rapporté à moi, que démontré, que désarticulé ou en cours de désarticulation. Alors pour sortir de « moi », pour me dépasser, il faut que je pénètre en un autre au-delà du niveau où « lui-même » m’objective. Il faut que j’arrive à considérer autrui comme « centre d’obligation pour moi, et l’obligation est un abrégé abstrait de comportements à l’égard d’autrui »[28].
            Selon G.Marcel, autrui est l’autre que moi ; mais la simple altérité ne suffit pas à le définir. « L’autrui est un ‘ alter ego’, un sujet libre, une personne, un toi »[29]. Il est aussi important de préciser que l’autre  de G. Marcel n’est pas le « on » dans le sens de Kierkegaard ou de Heidegger, qui est anonyme. C’est  plutôt l’autre de P. Ricoeur institué comme mon semblable et moi comme le semblable de l’autre. Traiter autrui comme un lui, faire l’inventaire de ses qualités ou de ses défauts, le juger, c’est le réduire au rôle d’objet et le tenir pour absent. Il faut au contraire le traiter comme un toi, s’ouvrir et se donner à lui, c’est-à-dire l’aimer et le reconnaître ainsi comme sujet et assurer sa présence. 
II.2. PASSAGE DU « LUI » AU « TU » 
            « L’autre devient tu pour moi dans la mesure où je m’ouvre à sa réalité. M’ouvrir c’est cesser de former avec moi-même un cercle par rapport auquel l’autre ne pouvait être que l’ « idée » de l ‘autre, « idée » qui n’est jamais qu’un « lui » démonté, désarticulé, ou en cours de désarticulation »[30]. Cette idée de Marcel comme nous la trouvons exposée par Troisfontaines,  nous interdit de traiter l’autre comme lui ; car comme le soutient Marcel, « en le traitant comme lui je réduis l’autre à n’être que nature : un objet animé qui fonctionne de telle façon et non de telle autre »[31]. L’autre doit être plutôt traité comme toi car le traitant ainsi je le saisis comme liberté ; en effet il n’est pas seulement nature, il est aussi liberté, et je l’aide en quelque sorte à se libérer. Je collabore donc ainsi  à sa liberté.  Jaspers affirme que la communication est le respect de l’autre comme tel, volonté que l’autre soit lui-même dans sa liberté la plus entière, dans sa vérité la plus personnelle[32]. Comme on peut bien le concevoir, partant de tout ce que nous venons de voir, ce n’est que dans la communication avec l’autre que je l’appelle tu. Il faut bien remarquer, si on peut croire Sartre, que cette communication n’est possible que si je rencontre l’autre, au lieu de me faire de lui une représentation.
            « Si je découvre que l’autre a reconnu la qualité profonde, personnelle, d’un être que j’ai moi-même tendrement aimé et qui reste établi dans mon cœur, on peut alors vraiment parler d’intersubjectivité »[33]. Il sied de préciser que selon notre auteur, ce n’est que l’amour seul qui peut réaliser la « co-présence ». Même s’il y a une difficulté de la présence entre humains qui proviendrait de ce que tu  m’est donné sous l’apparence d’un corps  « objectivable », il faut toutefois remarquer que le « Tu » en tant que tel, n’a absolument rien d’un caractère supplémentaire que nous aurions raison ou, au contraire, tort d’attribuer à tel « lui ». Comme nous l’avons souligné, il convient de préciser que, selon G. MARCEL, tout jugement porté sur moi est porté sur un Lui qui ne peut pas coïncider avec moi par définition. Nous l’avons dit, et la répétition est la mère de la science, dit-on, traiter autrui comme un lui, faire l’inventaire de ses qualités ou de ses défauts, le juger donc, c’est le réduire au rôle d’objet et  le tenir pour absent. Au contraire le traiter comme un toi, s’ouvrir et se donner à lui, c’est-à-dire l’aimer, c’est le reconnaître comme sujet et assurer sa présence.
            En conclusion, nous dirons que le passage du lui au toi s’opère surtout dans la communication avec l’autre, où avec l’accroissement de l’intimité le sujet devient  nous tout simplement, sans face à face, « un tel » ou « tel autre ». Car quand un être m’est présent, notre intimité réelle crée un co-esse authentique. Entre toi et moi se noue un rapport qui déborde même la conscience que j’en prends. Cette communication dont nous parlons n’est possible qu’au moment où je m’ouvre à l’autre et ce n’est que dans mon ouverture envers lui que je peux le considérer comme tu. Et s’ouvrir à lui, se donner à lui, le traiter comme tu, signifie l’aimer,  « l’amour seul réalise la co-présence »[34]. C’est ainsi que nous sommes conduits à la quatrième partie de notre chapitre qui traitera de cette amour qui réalise la « coprésence ».
 
                                               II. 3. L’AMOUR
             Ayant fait couler beaucoup d’encre, cette réalité, que d’autres considèrent même comme une vertu très importante, n’a pas épargné G. Marcel. Et cela n’est pas étonnant car on ne peut pas être intéressé par des relations interpersonnelles sans toutefois parler de l’amour. Selon lui, nous devons nous aimer les uns et les autres malgré les différences. Notre amour les uns pour les autres doit aller jusqu’au-delà de ce qui nous différencie. L’amour doit, selon Marcel, être le lien qui me met en relations avec l’autre.
            Aimer un être, selon Marcel, c’est attendre de lui quelque chose d’indéfinissable, d’imprévisible ; c’est en même temps lui donner en quelque façon le moyen de répondre à cette attente. Et la participation à être se réalise dans l’amour, qui s’ouvre à l’autre sans réserve et qui au-delà renvoie à Dieu comme Tu absolu. « L’amour gravite autour d’une certaine position qui n’est ni celle du soi, ni celle de l’autre en tant qu’autre ; c’est le toi »[35]. Etant donné que donner c’est une façon de recevoir- « on reçoit en donnant »[36]-on n’est aimé qu’en aimant. Et à en croire J. de Finace « l’humanité achevée, pleinement humaine, est une communion de personnes dans une réciprocité d’accueil et de don »[37].
            Dans l’amour on doit accepter de perdre pour gagner. « Mes frères ont besoin de moi, et il se peut fort bien que je ne puisse répondre à l’appel qu’ils m’adressent qu’en consentant à mourir »[38]. Voilà le véritable amour comme le conçoit G. Marcel : l’amour qui me demande de sacrifier non seulement mes intérêts immédiats, mais éventuellement jusqu’à ma vie, à une fin supra- personnelle qui se situe pour les uns dans une éternité qui enveloppe et transcende le présent ou dans un avenir plus ou moins rapproché. Il sied de préciser que ma vie ne signifie rien ni théoriquement, ni pratiquement, si je ne suis pas membre d’une communauté dans laquelle je suis appelé à aimer.
            P. Ricoeur souligne que « l’aporie qui consiste à savoir s’il faut s’aimer soi-même pour aimer un autre que soi conduit directement au cœur de la problématique du soi et de l’autre que soi »[39]. A l’en croire, c’est la pensée de Marcel aussi, il faut écarter l’amour utilitaire, où l’un aime l’autre en raison de l’avantage attendu, voire l’amitié plaisante. Il serait mieux que chacun aime l’autre pour ce qu’il est ; en tant qu’une personne humaine que je dois considérer comme moi. Le considérant comme moi je pourrai ainsi réaliser la règle d’or universelle qui consiste à « ne faire à personne ce que je détesterais qu’il me soit fait »[40]
            « Dans la mesure où j’aime véritablement, je vise à supprimer l’aspect  « lui » de l’autre pour le transformer en tu. Dans ce sens l’amour comme tel ne peut se tromper ; car il porte sur l’être au-delà de ce qu’on peut en dire, au-delà de toute « idée » et de tout jugement »[41]. Etant donné que je souffre des jugements portés sur moi comme sur un « lui », et dont aucun ne coïncide avec ce que je suis, il n’est pas digne que j’impose aux autres des jugements. Car juger c’est en quelque sorte classer. Nous pouvons bien affirmer ici que l’amour parle en « tu » et le jugement en « lui » ;  il faut toutefois remarquer qu’il nous arrive de porter des jugements en tu et les déterminations objectives sont pour nous d’indispensables médiations de l’amour. Comme l’affirme G. Marcel, « l’amour gravite autour d’une certaine position qui n’est ni celle de soi, ni celle de l’autre en tant qu’autre ; c’est le toi »[42]. Et le jugement ou bien même la caractérisation implique une certaine position de moi-même en face de l’autre, et d’une sorte d’absence radicale ou de coupure entre les deux. C’est moi-même qui crée cette absence par le fait que je m’arrête implicitement moi aussi, par le fait que je me traite sans m’en rendre compte, comme une chose emprisonnée dans des contours. Et par là nous sommes portés à remarquer que ce n’est que par rapport à cette chose implicitement définie que peut être posée celle que je caractérise.
            La conception selon laquelle l’amour porte sur l’unique, sur ce qui n’a de commune mesure qu’avec soi, et que l’être est impensable en dehors de l’amour, nous la retrouvons chez J. de Finance, dans Connaissance de l’être ;  il dit que « seule la personne humaine peut être vraiment objet de l’amour au sens plein du mot, et d’amitié »[43]. Toutefois, même si le maître du Christianisme a prêché l’amour comme le plus grand des commandements, KANT soutient que l’amour ne se commande pas, puisque c’est plutôt lui qui commande : « L’amour envers les hommes est possible, mais il ne peut être commandé, car il n’est au pouvoir d’aucun homme d’aimer quelqu’un simplement par ordre. C’est de cela que Kant précise que c’est l’amour pratique qui est compris dans ce noyau de toutes les lois »[44]. (…) Aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses devoirs envers lui, selon Kant. On peut alors remarquer que, pour lui, l’amour, au lieu d’être un commandement, est un idéal qui nous guide et nous éclaire.
             A. Comte-Sponville affirme que l’amour « est l’alpha et l’oméga de toute vertu »[45]. Voilà l’idée que le christianisme soutient quand on arrive même à assimiler le Bon Dieu à l’Amour. « Dieu est Amour » dit-on souvent. Et c’est ce même Dieu que nous appelons alpha et oméga, le commencement et la fin de toute chose. Nous ne doutons pas que cela puisse être la conception de G. Marcel étant existentialiste chrétien.
            Bref, voulant parler de l’amour on peut produire des volumes et des volumes. D’ailleurs beaucoup d’auteurs en ont parlé. Combien de livres sont produits sur l’amour !  Combien de poèmes sont composés sur l’amour !, Combien de chants sont chantés sur l’amour ! Notre intention ici n’est pas de donner les différentes conceptions de différents auteurs et compositeurs. Toutefois nous pouvons signaler que le fait que dans l’amour on ne peut pas faire du mal à l’autre serait commun à tout le monde. « L’amour ne fait rien du mal »[46], dit-on dans la Bible. C’est dans le même ordre d’idée que G. MARCEL dit que dans l’amour on considère l’autre comme soi-même. Aimer un être, selon lui, c’est attendre de lui quelque chose d’indéfinissable, mais c’est aussi lui donner le moyen de répondre à cette attente. Donc l’amour doit aller dans les deux sens ; il doit être réciproque. Et dans cette réciprocité chaque partenaire doit être fidèle à l’autre, car où il n’y a pas de fidélité on ne peut plus parler de l’amour. Mais en quoi consiste cette fidélité ?
 
                                               II.4. LA FIDELITE 
            G. Marcel dit que le mystère de l’être- moi ne peut être approché que par une expérience immédiate et concrète qui pour lui est l’engagement et la fidélité ; car toute fidélité est une fidélité à l’engagement. Il trouve que le problème de l’engagement précède logiquement celui de la fidélité, car « je ne peux être fidèle qu’à mon propre engagement »[47], ayant le devoir de faire honneur à ma parole,  je me crée par conséquent, en prenant un engagement, le motif qui me permettra de le tenir. Prenant l’engagement, jurant fidélité, je suis lié non seulement par moi-même, mais il y a aussi autrui, et la crainte de l’appréciation portée par lui sur mon manque de parole.
            La fidélité est liée à l’ignorance fondamentale de l’avenir. En jurant fidélité à un être, j’ignore quel avenir nous attend.  C’est cette ignorance qui confère à mon serment sa valeur et son poids. « Il n’y a  d’engagement possible que pour un être qui ne se confond pas avec sa situation du moment et qui reconnaît cette différence entre soi et sa situation qui se pose par conséquent comme en quelque façon transcendant à son devenir qui répond de soi »[48]. La fidélité ne peut se réduire à la pure constance, à la permanence immuable d’un certain état. Intervient une spontanéité créatrice, inventive. « En réalité, la fidélité n’est et ne peut être appréciée par celui à qui elle est vouée, que si elle présente un élément de spontanéité en soi radicalement indépendant de la tension volontaire »[49].
            Il existe une fidélité fondamentale, un lien primitif que je romps chaque fois que je contracte un vœu qui intéresse mon âme. Ce lien primitif c’est la fidélité envers moi-même. « La fidélité précisément là où elle est la plus authentique, là où elle nous montre le visage le plus pur, s’accompagne de la disposition la plus contraire à l’orgueil qui se laisse imaginer : la patience et l’humilité se reflètent au fond de ses prunelles »[50]. La fidélité, la patience et l’humilité forment une communauté très fine ; mais nous constatons avec Marcel que la patience et l’humilité sont les vertus dont nous avons aujourd’hui oublié jusqu’au nom, et dont la nature s’enveloppe de nuit à mesure que se perfectionne l’outillage technique et impersonnel de l’homme. Vivre, selon Marcel, c’est accepter la vie, dire oui à la vie.
            Et J. de Finance de dire que « la personne n’existe que dans l’accomplissement de ses actes »[51]. Il n’y a de fidélité qu’envers une personne, non point envers une idée ou un idéal. Une fidélité absolue envers une personne absolue. Toutefois « en un certain sens je ne peux être fidèle qu’à mon propre engagement, c’est-à-dire, semble-t-il, à moi-même »[52]. Au moment où je m’engage ou bien je pose arbitrairement une invariabilité de mon sentir qu’il n’est pas réellement en mon pouvoir d’instituer, ou bien j’accepte par avance d’avoir à accomplir à un moment donné un acte qui ne reflétera nullement mes dispositions intérieures lorsque je l’accomplirai. Dans le premier cas, je me mens à moi-même, dans le second c’est à autrui que par avance je consens à mentir.
             Voulant être fidèle et disponible à l’autre, je trouve que tout engagement est une réponse. Et « si l’autre ne comptait pas sur moi, je ne serais pas capable de tenir ma parole, de me maintenir »[53], dit P. Ricoeur. Toutefois notre fidélité doit être différente de l’obéissance d’un enfant qui a à obéir à ceux qui sont qualifiés pour prendre toutes décisions relatives à son existence quotidienne. Un adulte qui se montrerait obéissant dans toute sa manière d’être, dans toutes ses actes, serait indigne d’un homme ; le terme infantilisme s’appliquerait adéquatement à lui. Mais une fois que je me suis engagé, je dois mettre mon point d’honneur à remplir un engagement, quel que soit le contenu de ma promesse, si absurde que cela puisse paraître aux yeux d’un spectateur ; peu  importe mon imprudence ou ma faiblesse, j’ai promis je dois tenir. Voilà ce sur quoi devrait se fonder la fidélité à la vie religieuse dans la quelle nous nous engageons, au mariage ou à n’importe quelle forme de vie qui me demande un engagement. Je dois tenir à ne pas trahir mon identité. Il sied toutefois de signaler que la fidélité n’excuse pas tout.  La fidélité au mal est une mauvaise fidélité. « La fidélité dans la sottise, observe Jankélévitch, est une sottise de plus »[54]. A titre d’exemple  prenons les militaires d’Hitler qui lui juraient fidélité sachant son projet d’exterminer les Juifs. Sans nul doute cette fidélité dans le crime était criminelle.
             Somme toute, « la fidélité n’est pas une valeur parmi tant d’autres, ou une vertu parmi tant d’autres ; elle est plutôt ce par quoi, ce pour quoi il y a valeurs et vertus »[55]. Si nous pouvons croire A. Cmte-Sponville, nous avons  signalé que jurant fidélité je m’engage moi-même, mais surtout je dois savoir qu’il y a l’autre qui compte sur mon engagement, ce qui fait d’ailleurs que j’aie peur de l’appréciation portée par lui sur mon manque de parole. C’est pourquoi je dois tout faire pour rester fidèle à mon engagement. Néanmoins je suis appeler à éviter la mauvaise fidélité : la fidélité au mal.
 
                                    CONCLUSION PARTIELLE
             Ce deuxième chapitre de notre travail a traité, dans le sillage de G. MARCEL, les points qui nous  aident à comprendre ce qu’est ou ce que devrait être l’intersubjectivité. Considérant l’intitulé même de notre travail, nous pouvons remarquer que ce chapitre en fait le cœur, étant donné qu’il nous a servi à comprendre que l’être humain est co-présence. Dans la partie qui traite les relations du moi et autrui, nous avons essayé de montrer que l’autre ne doit pas être traité par moi comme un moyen, mais le « moi » doit considérer  qu’il n’est là que par rapport à « autrui ». Je ne peux m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même. Je dois aimer l’autre et lui m’aimer d’un amour  qui a comme caractéristique la fidélité ; cette fidélité doit être différente de la complicité dans le mal.  Cette réciprocité n’est-elle pas, si pas une illusion, un idéal ? Si nous pouvons porter notre regard sur nos sociétés actuelles où les personnes s’entredéchirent pour diverses raisons qui ne sont même pas pour la plupart des cas fondées, où risquons-nous d’aller avec nos sociétés modernes dans lesquelles la personne tend à devenir individuelle sinon solitaire ? Nous tâcherons dans le prochain chapitre de voir comment  cette réciprocité idéalisée est appliquée dans notre sous-régions des Grands Lacs, qui, durant cette dernière décennie, a été le théâtre macabre de conflits armés et d’affrontements meurtriers, de massacres, voire de génocide et autres crimes contre l’humanité, endeuillant des milliers de familles, et jetant sur la route de l’exil des populations entières.
 
 
             
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